– Le sommaire
La prédominance des normativités expertes et universelles en santé et sécurité du travail
- Loïc Lerouge, « Droit étatique et processus de normalisation : quelles relations possibles en santé et sécurité au travail ? »
- Michèle Dupré,Jean-Christophe Le Coze, « Pluralisme juridique, sécurité industrielle et globalisation : une étude de cas dans la chimie. »
- Dominique Cau-Bareille, Dominique Lhuilier, Simon Viviers, « Travail de santé et normativité. »
- Jean-Paul Dautel, Agathe Dodin, « La qualité de travailleur handicapé dans le Code du travail français : une norme d’emploi ? Sa reconnaissance et ses limites. »
Les conflits normatifs en matière de prévention et/ou de réparation des lésions professionnelles
- Arzhelenn Le Diguerher, « De l’indemnisation à la prévention des cancers professionnels : Existe-il un conflit de logique normative? »
- Maxine Visotzky-Charlebois, « Le mode de financement de la CNESST comme vecteur de la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles : qu’en est-il réellement? »
- Rachel Cox, Mélanie Ederer, « Le traitement de la violence conjugale comme un enjeu de SST au Canada : une étude empirique. »
- Louise Vandelac, Mia Sarrazin, Marie-Hélène Bacon, Lise Parent, « Herbicides à base de glyphosate et enjeux de droits pour la santé, le travail et les dispositifs évaluatifs et règlementaire. Éclairages croisés France, États-Unis et Québec. »
Jean-Paul Dautel
Katherine Lippel
Ce deuxième numéro de Communitas explore la pluralité de normativités en matière de sécurité et de santé du travail. L’appel de textes, écrits par des juristes, avait pour objectif d’élargir la focale au-delà de la normativité juridique qui règlemente les environnements professionnels. En effet, il nous semblait important de replacer ces normes étatiques dans un cadre plus large, pluri-normatif, qui peut parfois passer en dehors du radar du juriste. En effet, ces normes ne peuvent être pensées et appliquées seules sans prendre en compte d’autres types de normativités, d’ordre social ou individuel, qui se jouent tant au sein qu’à l’extérieur des milieux de travail. L’objectif de ce numéro était donc d’ouvrir un espace de dialogue avec les autres disciplines qui se saisissent également du concept de normativité en matière de santé et de sécurité du travail.
Bien que toutes les sources de normativités ne puissent être appréhendées, les 8 articles de ce numéro relèvent le défi d’en relever un certain nombre au sein de deux thématiques principales. Il est question, d’une part, de la prédominance des normativités expertes en santé et sécurité du travail et, d’autre part, des conflits normatifs en matière de prévention et/ou de réparation des lésions professionnelles. Ils ont été écrits par des auteur·trices issus·es de disciplines (droit, psychologie, ergonomie et sociologie) et de pays différents (Canada et France), apportant un regard croisé, interdisciplinaire et international, sur le concept de la normativité et sa matérialisation dans le champ de la santé et de la sécurité des travailleur·euses.
Aussi, puisqu’il s’agit de la première thématique, la prédominance des normativités expertes et universelles en santé et sécurité du travail, le fil narratif débute avec une contribution de Loïc Lerouge qui fait état de l’émergence et de la place de normes issues des processus de normalisation de type ISO ou AFNOR en France qui concurrencent les normes étatiques. Tantôt à l’image de ces dernières, tantôt s’en distinguant, ces nouvelles normes semblent offrir une souplesse dans leur forme non contraignante, une expertise par une approche pragmatique des problèmes de santé et de sécurité du travail et une uniformité extraterritoriale en réponse au phénomène de globalisation des échanges économiques. Toutefois, l’auteur nous dévoile les inconvénients de cette démarche de normalisation quant aux préoccupations de santé publique, de démocratie sociale et de singularité des expériences territoriales, et il tente de s’interroger sur leur arrimage aux normes juridiques qui, au demeurant, reconnaissent leur existence, voire peuvent contraindre à leur recours.
La deuxième contribution qui nous est offerte par Michèle Dupré et Jean-Christophe Le Coze, donne un autre exemple de pluralisme normatif dans l’industrie de la chimie, strictement encadrée par les règlementations sur la protection de l’environnement. S’encrant dans le phénomène de la globalisation économique, ils décrivent les mécanismes de conciliation des normes juridiques et professionnelles qui s’opèrent au sein de sites industriels français qui appartiennent à un groupe américain. Leur méthode est de partir du fonctionnement de l’organisation pour savoir comment sont appliquées à une même entité à la fois les normes américaines, françaises et européennes. Cette application de normes complexes a abouti à l’émergence d’acteur·trices expert·es qui produisent cette conciliation, cherchant simultanément à faire rencontrer les attentes des autorités administratives nationales avec les normes étrangères du groupe en matière de sécurité industrielle.
Dans le cadre de ces normes expertes, se pose néanmoins la question de la prise en compte du pouvoir normatif des travailleur·euses eux-mêmes. La troisième contribution de Dominique Cau-Bareille, Dominique Lhuilier et Simon Viviers expliquent à juste titre comment ces normes expertes devraient considérer les pratiques et l’activité de travail dans la construction de la santé des travailleur·euses. Au lieu d’être séparée, la santé devrait être au contraire attachée aux connaissances de l’activité de travail. A partir du concept du travail de santé, ils montrent quels sont les déterminants d’une « bonne santé » du point de vue des opérateur·trices qui, par des stratégies de régulation, maintiennent un équilibre entre leur santé et les objectifs de production. Leur conclusion est que si les normes expertes peuvent guider l’activité, elles ne peuvent pas s’y substituer. Une illustration est donnée à travers la situation des enseignant·es qui ont été amené·es à assurer la continuité pédagogique en contexte de pandémie et les stratégies qu’elles ou ils ont adoptées en réponse à des exigences contradictoires entre les nécessités de l’activité d’ensei-gnement et les directives des inspecteur·trices et de leur ministère de tutelle.
Une autre illustration des limites de la normativité experte est donnée dans la quatrième contribution de Jean-Paul Dautel et Agathe Dodin qui confrontent la création en droit français d’une norme universelle d’emploi, à savoir celle de la qualité de travailleur handicapé, à la situation singulière de travailleur·euses ayant un trouble psychique ou une maladie chronique évolutive. Si cette norme a eu pour effet de faire une place au handicap en milieu de travail par la mobilisation d’un certain nombre d’acteur·trices internes et externes à l’entreprise qui contribuent à sa reconnaissance, ses conditions et ses modalités d’application, au travers d’une figure traditionnelle et restrictive du travailleur handicapé, a pour effet d’en limiter la portée et de laisser sur le banc ces travailleur·euses qui sont en situation de handicap.
S’agissant de la deuxième thématique sur les conflits normatifs en matière de prévention et/ou de réparation des lésions professionnelles, les deux contributions successives de Arzhelenn Le Diguerher et de Maxine Visotzky-Charlebois montrent en quoi la volonté des législateurs français et québécois de considérer les régimes de financement et d’indemnisation des accidents du travail et des maladies professionnelles comme un levier de prévention des risques professionnels, est contrarié par les pratiques opérationnelles. La première contribution de Arzhelenn Le Diguerher illustre cette contrariété par la difficile reconnaissance des cancers professionnels. Elle explique celle-ci par plusieurs facteurs touchant notamment à un manque de données en toxicologie et en épidémiologie aptes à détecter toutes les situations d’exposition à des cancérogènes, à des processus de filtrage des maladies professionnelles autres que scientifiques, à des appréciations restrictives qui sont exclusives d’une causalité professionnelle, et à la minimisation de la prévention primaire rendant difficile la traçabilité des exposition aux agents cancérigènes des milieux de travail. La seconde contribution de Maxine Visotzky-Charlebois montre, quant à elle, que le système d’individualisation des cotisations finançant le régime québécois des accidents du travail et des maladies professionnelles a pour effet de substituer la prévention primaire par des phénomènes de sous-déclaration des lésions professionnelles, de pratiques patronales forçant le retour rapide au travail, par l’externalisation des coûts en recourant aux agences de location du personnel, ou encore par la mise en place d’une culture de la contestation du caractère professionnel des lésions.
L’action en matière de prévention des risques professionnels demeure donc une nécessité, et ce afin de supprimer ou, à tout le moins, limiter les préjudices humains. Dans ce cadre, la contribution de Rachel Cox et de Mélanie Ederer vise à la prévention des conséquences des violences conjugales sur le lieu de travail et/ou le lien d’emploi. Si une action législative est reconnue nécessaire au travers du régime de santé et de sécurité du travail, elle doit obligatoirement s’opérer conjointement avec les acteur·trices de ce régime, ceux du milieu communautaire en charge des personnes violentées et ceux du milieu professionnel. Des conflits de pratiques entre ces acteur·trices aboutirait à favoriser la mise sous silence « professionnel » des victimes.
La dernière contribution de Louise Vandelac, Mia Sarrazin, Marie-Hélène Bacon et Lise Parent vise également cet objectif de prévention, en particulier au Canada et au Québec, par la reconnaissance des risques sanitaires et environnementaux des pesticides et par leur bannissement pur et simple. L’attentisme des autorités publiques maintient l’emprise des géants de l’agro-système, au travers de leurs activités de lobbying et de camouflage de données, et minimise subséquemment la parole et les actions dénonciatrices de scientifiques, de victimes et de militant·es.
Nous voyons, par ces contributions, que la santé et la sécurité du travail implique, à côté du droit, un ensemble d’autres normativités extrajuridiques qu’il est impératif de considérer et de coordonner afin d’atteindre l’objectif de protection de la santé physique et mentale des travailleur·euses. Nous espérons que ces contributions aiguiseront votre curiosité.