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Contraintes et droits

Vol. 4, no. 1, Codirigé par Alexandra Popovici, Gaële Gidrol-Mistral et Mark Antaki

Ce numéro spécial est le fruit du colloque « Contraintes et droits » organisé par le Groupe de recherche sur les humanités juridiques et tenu le 9 mai 2022 dans le cadre du 89e congrès de l’ACFAS. Le Groupe réunit de jeunes chercheuses et chercheurs ainsi que des chercheurs et chercheuses établies de tous horizons, qui réfléchissent au droit comme activité culturelle et poétique au Québec. Au cœur de ce colloque, une question existentielle : le droit peut-il exister sans contraintes, ou autrement dit, le droit n’est-il que contraintes ? Point de départ à un questionnement plus large sur la relation entre droits et contraintes, les auteurs et autrices ont abordé à leur manière cette relation complexe tout en se prêtant aux jeux irrésistibles de la contrainte.

En droit, la notion de contrainte connaît plusieurs emplois. La loi, par exemple, est comprise comme une contrainte sociale. Plus couramment, la contrainte est assimilée à une obligation. De ce point de vue, la contrainte est envisagée comme liant notre volonté et nous privant de liberté. Pourtant, les contraintes, du moins certaines, sont également nécessaires à la réalisation d’actions : il suffit de penser aux règles grammaticales ou aux règles d’un jeu. Ces contraintes spécifient en effet comment dire ou accomplir ce que nous voulons dire ou accomplir. Sous cette lumière, certaines contraintes légales apparaissent plutôt comme des conditions de la possibilité de la liberté et de son exercice. Nous osons même affirmer que la contrainte est le gage de tout potentiel créatif. En faisant du contrat la loi des parties, la loi consacre-t-elle la force libératrice de la contrainte ?

Au-delà de cette identité, à première vue paradoxale, entre contrainte et liberté en droit, se trouve la pensée juridique, soumise elle aussi à ses propres contraintes, structurée elle aussi par ses propres habitudes.

Pour les explorer, ce numéro sonde le potentiel de créativité de la contrainte sur le droit. Il vise à mettre en lumière les contraintes et les habitudes qui structurent la pensée juridique, et les normes qui s’en dégagent, trop souvent laissées dans l’ombre. Redonner une visibilité aux contraintes permet, peut-être, de reprendre la main sur le droit envisagé comme « science humaine », et d’articuler la grammaire innervant le droit et le pouvoir que celle-ci exerce sur notre manière de le penser et de le vivre.

Le colloque et ce numéro s’inspirent des pratiques de l’OuDroPo,, l’Ouvroir de Droit Potentiel, lieu de créativité juridique et de théorie du droit se situant dans la mouvance de l’OuLiPo,, l’Ouvroir de Littérature Potentiel. Ces pratiques mettent en relief le lien entre les jeux langagiers et les formes de vie. S’imposer des contraintes linguistiques et grammaticales permet de commencer à éprouver — et non seulement d’envisager ou d’imaginer — des formes de vie autres que les nôtres et d’éprouver les nôtres autrement. C’est l’expérience qu’invite à vivre Le manifeste oudropien[1]. Par l’entremise de « la contrainte librement choisie », de nouvelles scènes du droit sont dévoilées, sont érigées. D’où l’importance, primordiale, des pluriels — « contraintes » et « droits » — dans le titre de ce numéro spécial. À travers l’exploration de contraintes, ce numéro se veut donc un lieu d’expérimentation permettant de faire jaillir le potentiel « infini » du droit, des droits.

Certains des textes « jouent » le jeu de la contrainte en se situant explicitement dans la lignée d’OuDroPo,,. Le texte de Guillaume Siminand, par exemple, qui présente Le Schtroumpf civil  « la première traduction des codes civils français et québécois en langue schtroumpf » — se veut « un projet oudropien ». Schtroumpfer les codes civil français et québécois permet de mieux saisir la typicité du langage dans les textes juridiques et la relation qu’entretiennent ceux-ci à la langue ordinaire. Le texte de Thomas Windisch développe des Éléments de science ‘patajuridique en s’inspirant du Collège de ‘Pataphysique, « ancêtre institutionnel de l’Oudropo ». Offrant « un contrat de lecture » à ses lectrices et lecteurs, Windisch réfléchit aux contraintes épistémologiques qui modulent la production du discours doctrinal, tout en produisant un extrait de doctrine ‘patajuridique sur le louage résidentiel au Québec. Dans son texte, André Bélanger assume ses « contrats-dictions » et celles du contrat soumis à « la passion du profit ». Pour éteindre l’incendie, il ose proposer une nouvelle épistémologie du contrat.

Le « jeu » entre contrat et loi. Le texte de Simon Saint-Onge se donne comme mission de rétablir la charge historique que porte la disposition selon laquelle « Les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites ». Tentant un éloge anarchiste du contrat, Saint-Onge se rit des lois. Le texte de Gwendoline Chapon se concentre pour sa part sur l’innovante obligation réelle environnementale française. Fruit d’un contrat conclu par le propriétaire d’un bien immobilier, cette contrainte réelle s’imposera à tout propriétaire ultérieur. L’absoluité de la propriété qui conçoit une relation exsangue de contrainte du maître sur sa chose est ici mise à mal, la propriété se chargeant positivement de contraintes extracontractuelles. Le texte d’Alexandra Bahary-Dionne et Marc-Antoine Picotte prend un angle plus large et attaque les fondements épistémiques du savoir juridique civiliste, compris comme des contraintes invisibles et invisibilisantes qui marginalisent systématiquement les personnes pauvres.

En fait, tous les textes abordent des questions de type épistémologiques et questionnent la distinction entre le droit et la pensée juridique, entre le droit comme « objet » de connaissance et la saisie de celui-ci par un « sujet » qui lui serait extérieur. Le texte de Jean-Sylvestre Bergé en est a priori un très bon exemple puisqu’il suggère que « la contrainte, avant d’être un a posteriori du droit, est d’abord un formidable a priori ! ». Tout en rappelant la banalité des contraintes dans la construction du savoir juridique et l’importance de sortir du droit pour les mettre à jour, il ne peut que constater leur vitalité : « Les voies et voix du droit ne sont jamais totalement libres ».

À la lecture de ces textes, une chose demeure : l’intérêt doctrinal des démarches oudropiennes. À travers les contraintes, souvent d’apparence arbitraires, jaillit une forme de liberté créative qui émancipe, non pas seulement potentiellement le droit, mais résolument les droits.


[1] https://www.oudropo.com/qui-sommes-nous/le-manifeste/

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